CHAPITRE IX

 

Ils purent fuir l’affrontement sans trop de difficulté. Lorsque l’un des ballons fit mine d’obliquer dans leur direction, Cazhel ouvrit le feu et une salve de balles explosives perça l’enveloppe du dirigeable qui se volatilisa au milieu d’une gerbe de gaz enflammé. Cette riposte spectaculaire dissuada les assaillants de poursuivre dans cette voie et ils se résolurent à concentrer leur assaut sur la ville cubique hérissée de lames et de faux, laissant le champ libre aux fuyards. Très vite d’ailleurs le brouillard se leva, noyant le combat sous une nappe cotonneuse au goût de suie. Cazhel avançait, l’arme au poing, se retournant fréquemment, mais le danger paraissait écarté.

Ils marchèrent jusqu’à la nuit, puis s’installèrent au pied d’un pylône pour prendre un peu de repos. Le policier avait profité de la panique générale pour voler quelques couvertures, mais elles se révélèrent trop minces pour les garantir réellement contre le froid et l’humidité. Ils avalèrent leurs rations de survie sans échanger un mot et dormirent, tassés les uns contre les autres, comme des animaux qui cherchent à sauvegarder leur chaleur.

Le lendemain, ils furent réveillés par des coups sourds se répercutant le long des câbles. C’était comme un bélier gigantesque et obstiné qui aurait émergé du marécage pour donner de la tête et de la corne contre les piles du pont. Lise s’empara des jumelles et tourna la molette de mise au point. En bas, au ras de la surface, un banc de gros squales assaillait les avant-becs protégeant les piliers. Avec une frénésie peu commune, ils bondissaient hors des eaux boueuses pour se jeter sur l’étrave de maçonnerie défendant la colonne. La plupart s’y écrasaient dans un éclatement de viscères et d’écailles. Chacun d’eux pesant approximativement une centaine de kilos, le martèlement obstiné des impacts avait fini par se transmettre, de pierre en pierre, jusqu’au sommet de l’ouvrage.

— S’ils sont des millions, et tous prêts à mourir, ils réussiront bien à desceller les blocs… observa Lise.

Quelques heures plus tard, ils n’eurent que le temps de se coucher alors qu’une rafale de mouettes rasait la chaussée dans un concert de piaillements stridents. Il y avait là un bon millier d’oiseaux volant aile contre aile, et le bruissement de leurs rémiges évoquait le froissement de tôle d’un colossal accident. Des centaines d’entre eux se mutilèrent sur les câbles de suspension tendus comme des cordes à piano. Une pluie d’ailes, de pattes, et de têtes sectionnées crépita sur le tablier du pont, tandis que les chocs meurtriers faisaient naître de curieuses vibrations mélodiques qui couraient de portique en portique avec une sonorité de harpe. Quand la tourmente duveteuse se fut éloignée, ils constatèrent que le sang des victimes avait teint les suspentes en rouge.

— Oxydation, murmura simplement David. On dirait que les animaux s’allient aux Patchworks pour détruire les ponts…

— Pas seulement les ponts, dit doucement la jeune femme.

— Quelle idée avez-vous derrière la tête ? siffla David qui essayait désespérément de nettoyer ses lunettes.

Elle eut un geste irrité.

— Mais tout cela ! Toute cette MISE EN BRANLE ! Les Patchworks s’évadent, les tatouages voyagent, nous poursuivons des fantômes, le monde immobile des ponts paraît vivre sa dernière saison, il y a une unité ! Un réseau de concordances. Rien de tout cela n’est dû au hasard… Vous le sentez comme moi. À quoi sert d’ordinaire une migration ?

David haussa les épaules.

— À sauvegarder une espèce, à préserver l’équilibre d’une race. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement d’aller chercher ailleurs une nourriture que l’hiver ou la sécheresse raréfient, mais aussi d’endiguer les phénomènes de surpeuplement qui provoqueraient immanquablement un épuisement des ressources alimentaires, et par là même la famine, donc la mort. Ce que je veux dire, c’est que certains groupes trop nombreux s’imposent des épreuves arbitraires dans le seul but d’éliminer l’excédent de population. Ils traverseront la mer, iront vivre dans un désert. Ceux qui mourront le feront pour l’avenir du clan… C’est une sorte de processus d’autorégulation naturel. Il y en a d’autres, comme la stérilité temporaire, les émissions d’odeurs anticonceptionnelles, etc.

— Les migrations peuvent donc prendre l’allure de suicides collectifs ?

— Vous voulez parler des lemmings ? soupira David. On a beaucoup écrit là-dessus, c’est même devenu un symbole éculé sous la plume de certains romanciers…

— Quand vous aurez fini de philosopher, on pourra peut-être passer à table ? coupa soudain Cazhel les bras chargés d’oiseaux morts.

Pourtant, sitôt le repas terminé, Lise revint à la charge :

— Vous savez ce que prétendaient les journalistes à propos des tatouages ?

— Oui ! Vous me l’avez répété dix fois : qu’en diminuant artificiellement le nombre de jeunes on donnait un coup de frein au chômage ! C’est un truc vieux comme le monde ! Jadis il y avait la guerre, maintenant tous les gouvernements cherchent des méthodes plus… « douces », plus contrôlables. Regardez Juvia et sa Néoténie ! Certains pays en ont fait un outil économique officiellement répertorié dans les manuels. On ne peut même plus parler de complot puisque cela se pratique au grand jour ! Mais les Patchworks ne sont pas les instigateurs de telles manipulations. Si les oiseaux et les poissons les suivent, LES AIDENT, ce n’est sûrement pas sur ordre des services secrets ! C’est cela qui m’intéresse : cette soudaine collusion naturelle ! Pas vos pauvres combines de politique-fiction, vous en trouverez à la pelle dans chaque kiosque de gare !

Cette fois, la jeune femme se renfrogna et ne lui adressa pas la parole de la journée.

 

*

* *

 

Plus le temps passait, plus la route s’allongeait. Les ponts succédaient aux ponts, les chaussées trouées d’acide à d’autres chaussées grignotées par l’abîme. Cazhel nota que de nombreuses bornes d’alerte poussaient doucement leur aiguille en zone rouge. Chaque nouvelle étape du Patchwork-people augmentait la fragilité du labyrinthe suspendu. Le château de cartes apprenait l’angoisse du vertige.

— Lorsque le premier pont s’écroulera, dix, vingt autres plongeront avec lui ! soliloqua Cazhel sentencieux. Et ça fera mal, très mal !

Toutes les quatre heures, l’un des deux hommes se hissait au sommet d’une traverse pour effectuer un tour d’horizon, jumelles au poing, mais les gaz stagnants, les vapeurs du marécage, réduisaient considérablement la visibilité. Le troisième jour toutefois, alors qu’ils approchaient d’un carrefour, David repéra un curieux assemblage métallique à mi-chemin de l’une des trois voies s’ouvrant devant eux à angle droit. Le pont – au demeurant désert – était totalement bloqué par cet encombrement aux membrures de squelette dinosaurien. Cela évoquait un fuseau de tôle froissée, ou plutôt un insecte géant recroquevillé dans la mort. L’éclat de lumière qui lui tenait lieu d’œil à facettes devait provenir en réalité de la réverbération du soleil sur une carlingue ovoïde. Consulté, Cazhel haussa les épaules avec mépris.

— Une épave. Un vieux crash, probablement un hélicoptère ou un petit avion. De toute manière un tas de ferraille qui doit rouiller là depuis vingt ans. Est-ce que les Patchworks sont passés sur ce tronçon ?

— Non, avoua à regret le jeune homme, ils ont pris la section nord au prochain carrefour, ils ont dû penser qu’escalader l’épave les ralentirait…

Mais le policier ne l’écoutait déjà plus. David sauta sur le sol. Lise peinait à l’écart, les clavicules sciées par les courroies du sac. Depuis quelques jours elle les battait froid. Le jeune homme ne se sentit pas le courage de rompre la glace. À l’embranchement, Cazhel choisit bien évidemment la section nord. Toutefois – au bout de cinq kilomètres – ils se trouvèrent face à un obstacle de taille : rongée par l’acide, la chaussée s’était effondrée sous les secousses du vent, entraînant avec elle traverses, contreventements et parapets… Un vide d’une cinquantaine de mètres séparait les deux moitiés du pont irrémédiablement sectionné !

De l’autre côté du gouffre, des trous réguliers ponctuant la route indiquaient sans ambiguïté que la construction s’était écroulée APRÈS le passage des mutants… Cazhel éclata en imprécations. Ils allaient devoir faire demi-tour, rejoindre l’embranchement et tenter de suivre la progression du groupe d’évadés au moyen d’une route parallèle !

Lorsqu’ils regagnèrent le carrefour, l’épuisement les jeta chacun dans leur coin, le ventre creux et la bouche amère.

— Si au moins on avait eu des cordes, on aurait pu tenter de passer ! ragea Cazhel.

Mais personne ne lui répondit.

Le soleil se couchait et la masse cotonneuse du brouillard épongeait son hémorragie. Les deux hommes s’endormirent, roulés dans leurs minces couvertures. Lise resta seule avec sa fatigue et les différentes douleurs habitant ses muscles. Sa présence sur ce pont lui paraissait soudain absurde. Qu’espérait-elle ? Ramener triomphalement l’antidote miracle, bien sûr ! La potion qui libérerait de l’angoisse les milliers de malades actuellement prisonniers des camps et des hôpitaux ? Combien de décès enregistrait-on par jour ? Trois cents, quatre cents ? DAVANTAGE ? Elle aurait voulu pleurer mais elle n’en avait plus la force. Le froid montait des marécages, l’humidité imprégnait ses vêtements de son haleine putride. Elle grelottait. Elle se leva, marcha à grands pas pour tenter de se réchauffer. Machinalement ses jambes prirent la direction de l’épave. Dans la lumière écarlate du soleil agonisant, il lui sembla que l’amoncellement de tôle ne portait aucune trace d’incendie. Peut-être aurait-elle la chance d’y découvrir un vêtement, une bâche, voire – ô miracle ! – un blouson d’aviateur ? La machine – une sorte d’avion ou d’autogyre – avait vraisemblablement tenté d’utiliser le pont comme piste d’atterrissage. Les pales de son rotor principal avaient sectionné plusieurs câbles de suspension avant de voler en éclats au contact d’un pylône. Le cocon d’acier pansu était ensuite tombé comme une pierre, se froissant le ventre sur l’asphalte. Les membrures de queue encombraient la chaussée comme les débris dissociés d’une cage thoracique de métal. Lise ralentit, veillant à ne pas s’entailler les chevilles sur les plaques déchiquetées. La porte d’accès béait sur une soute obscure. Soudain, alors qu’elle enjambait le marchepied, elle eut l’horrible impression d’une présence dans son dos. Le bout des seins hérissés, elle pivota. LE PATCHWORK SE TENAIT TOUT PRÈS D’ELLE, les mains tendues. Malgré la faible luminosité du ciel, elle distingua nettement les diverses bandes de peau zébrant son torse : blanc, noir, jaune. Le visage était d’un rouge écarlate, comme les paumes grandes ouvertes… Elle hurla, mais la peur étrangla son cri, le ramenant aux proportions d’un couinement d’animal pris au collet. Le mutant avançait toujours. Elle voulut faire un saut de côté, dérapa et heurta lourdement le fuselage de l’appareil. ALORS LES MAINS DU PATCHWORK SE REFERMÈRENT SUR LES BRAS NUS DE LA JEUNE FEMME.

Terrifiée, elle tenta de se débattre et n’aboutit qu’à s’affaler, la joue contre la poitrine si étrangement rayée. Cette fois elle crut qu’elle allait devenir folle. Les doigts du mutant couraient sur sa peau. Il cherchait à l’immobiliser mais aucune violence ne passait dans ses gestes. Elle réalisa avec terreur qu’en s’affolant ainsi elle ne faisait qu’augmenter les frottements, multiplier les points de contact. Ses cuisses, largement dévoilées par le short, se heurtaient aux cuisses noueuses de l’homme. Sa chemise s’était ouverte et ses seins nus s’écrasaient sur les pectoraux osseux de son agresseur. Et par-dessus tout elle sentait sa propre peau devenir humide, s’imprégner de mucus… Elle poussa un aboiement de bête touchée à mort, un cri de folie et de haine. Le mutant la lâcha aussitôt et elle s’effondra dans les débris métalliques. Il y eut un bruit de cavalcade, le faisceau éblouissant d’une torche troua la nuit. Elle vit Cazhel arrêté à dix mètres en position de tir : bras tendus, paumes serrées sur la crosse du Colt, genoux fléchis. Quelque part une voix inconnue cria : « Ne tirez pas ! », mais le policier avait déjà enfoncé la détente. La détonation explosa tel un coup de tonnerre et la flamme crachée par le canon illumina l’épave. Le mutant fut littéralement soulevé par l’impact du projectile, il tomba sur le dos, les membres raides, et ne bougea plus. Lise s’arc-bouta aux membrures, se redressant tant bien que mal. David voulut courir vers elle mais Cazhel le retint d’une main ferme.

— N’y allez pas ! l’entendit-elle vociférer. S’il l’a couverte d’encre, ON NE PEUT PLUS RIEN POUR ELLE. Juste lui mettre une balle dans la tête pour lui épargner les souffrances de l’ulcération !

Elle fut glacée d’horreur…

— IMBÉCILE ! reprit la voix inconnue. Pauvre crétin ! Je vous avais dit de ne pas tirer !

Une grosse lampe à acétylène brasilla, un homme apparut dans le poste de pilotage, libéra le cockpit et se laissa couler sur le sol. C’était un quinquagénaire ventripotent au crâne chauve, arborant une moustache noire hypertrophiée qui lui masquait totalement la bouche. Il portait des caleçons longs de l’armée de l’air, démodés depuis un bon siècle, et un « bombardier » au col de mouton mité. Brandissant sa lampe de mineur, il alla se pencher au-dessus du Patchwork abattu.

— Triple idiot ! rugit-il en se tournant vers Cazhel. Vous l’avez tué ! Il était inoffensif !

Le policier ricana, incrédule.

— Inoffensif ? Tu parles !

— Mais oui ! vitupéra l’obèse en flying-jacket. C’était un vieillard ! Regardez !

Il baissa la torche. Le visage écarlate du mutant se dessina, avec son réseau de rides profondément encaissées, sa chair grumeleuse et molle. Malgré cela, la peau multicolore luisait d’un éclat sinistre.

— Et alors ! rétorqua Cazhel, il est toujours humide ! Je le vois briller d’ici !

L’inconnu cracha une obscénité.

— Humide de sueur, oui ! PAS DE MUCUS ! Avec l’âge, les glandes qui fabriquent l’encre s’épuisent, se vident ! Vous ne savez pas ça ? Vous n’avez pas lu la monographie d’Hiro-Ito Homakaïdo à ce sujet ? C’est incroyable ! Vous portez un casque de gardien de réserve et vous n’avez pas la moindre culture scientifique !

Il posa franchement sa paume sur le torse squelettique du cadavre.

— Regardez ça, murmura-t-il, ce pauvre vieux avait près de soixante-dix ans ! Il ne devait plus sécréter d’encre depuis une bonne décennie. IL ÉTAIT AUSSI SEC QU’UN FOSSILE ! Sans danger ! La demoiselle s’est affolée pour pas grand-chose…

— Pourquoi l’a-t-il attaquée ? riposta Cazhel peu enclin aux attendrissements posthumes.

L’homme haussa les épaules.

— Il ne l’a pas attaquée, je suppose qu’il s’est cru menacé, il a voulu lui prouver qu’il était inoffensif, ou alors il a pensé qu’elle était armée et il a tenté de la neutraliser… Je ne sais pas. De toute manière il n’était pas agressif, j’en suis sûr, depuis trois jours je partageais mes repas avec lui.

— Que fichait-il là, tout seul ? grogna l’officier.

— Il était vieux. Il marchait lentement, en arrière du groupe formé par ses congénères ; quand le pont s’est écroulé, il s’est retrouvé tout seul. Du mauvais côté. Il a tout naturellement eu l’idée de chercher refuge dans l’épave. En me voyant, il a déployé beaucoup d’ingéniosité pour me faire comprendre qu’il n’était pas dangereux. Je crois que j’aurais pu établir le dialogue. Avec de la patience.

— Qui êtes-vous ? interrogea David.

— Professeur Mathias Grégori Mikofsky, soupira l’homme au blouson. Ethnologue, de l’université de Santa-Catala. Je vis ici depuis neuf ans. Je rédige une thèse : « L’influence des maladies sur les structures sociales de la population des ponts. »

Cazhel eut une grimace de mépris.

— Vous êtes tout excusé, marmonna-t-il en laissant retomber l’arme dans son étui.

Lise se redressa et noua sur son ventre les pans de la chemise dont les boutons avaient sauté. Ses cuisses blanches, zébrées d’hématomes et d’estafilades, ne portaient en revanche aucune trace d’encre. Mikofsky avait dit vrai. Elle avait causé la mort d’un homme pour rien. Une tonne de plomb lui tomba sur les épaules. Le policier saisit le mutant par les chevilles.

— Aidez-moi ! cria-t-il à l’adresse de David. On le fiche par-dessus bord, et on va discuter de tout ça…

David obéit malgré le dégoût qu’un tel manque de respect faisait naître en lui. Sur les ponts, il n’était plus question d’ensevelissement. La cérémonie funèbre devenait automatiquement la même que celle en vigueur dans la marine. Le cadavre bascula dans les ténèbres.

 

*

* *

 

Un peu plus tard, Mathias Mikofsky leur offrit l’hospitalité « pour la nuit ».

L’appareil naufragé faisait penser au ventre d’un sous-marin qu’aurait colonisé quelque soukh oriental ; de part et d’autre du fuselage avait été entassée une profusion d’objets hétéroclites : parachutes, livres, bandes magnétiques ; mais aussi lunettes astronomiques et batterie de cuisine, cartes d’état-major et chapelets de poissons fumés… Deux hamacs pendaient entre les barres de protection étayant les membrures. À demi dressé sur l’un d’eux, un jeune homme à peau brune détaillait les arrivants d’un œil critique. Il était nu, musclé comme un héros de bande dessinée, ses cheveux bouclés, noirs et huileux, dégringolaient en grappes lourdes sur sa nuque et ses épaules. Il ne fit aucun effort pour dissimuler son sexe que raidissait encore l’érection du sommeil.

— Santäl… Mon boy, toussota Mathias en mâchouillant son énorme moustache. C’est un prince wyhdien de la tribu du dix-huitième pont. Il a été capturé au chalut par les pirates des montgolfières alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Comme il restait indocile malgré les punitions, ils lui ont coupé la langue. Il a réussi à s’enfuir. Le hasard nous a mis face à face… Depuis il m’aide pour les tâches matérielles. Il est infatigable… Comme tous les Wyhdiens.

Il eut un gros rire, comme si ses propos cachaient une astuce éminemment hilarante, puis entraîna ses visiteurs dans les décombres de la soute, à travers les lianes d’une jungle de fils électriques.

— Il y a des hamacs dans les packs de survie, grommela-t-il, des duvets aussi, je crois. Débrouillez-vous. Il fait froid, je vais demander à Santäl de vous préparer du café.

Ils se retrouvèrent quinze minutes plus tard un pot de carton à la main tandis que le jeune garçon – toujours nu – assurait le service, sa cafetière fumante au poing. Mathias ne semblait guère enclin à alimenter la conversation, et Lise devinait sans peine qu’il aurait donné cher pour les voir au diable. La présence de Cazhel contribuait pour beaucoup, il est vrai, à cette atmosphère de gêne.

David fit quelques tentatives méritoires pour entamer une discussion scientifique au sujet des Patchworks, mais le quinquagénaire se retrancha dans un concert de borborygmes dubitatifs. De guerre lasse, le zoologue et le policier gagnèrent l’arrière de l’appareil. Seule la jeune femme resta assise à la même place, les épaules coincées entre la console d’un ordinateur portatif et une pile de dossiers poussiéreux. Sans plus s’occuper d’elle, Mikofsky coupa l’éclairage et se hissa sur son hamac dont la toile gémit. Au bout d’un quart d’heure, il ronflait à un rythme régulier. Lise n’arrivait pas à rompre le fil de l’enchantement qui la tenait là, clouée contre le fuselage, son gobelet de café froid entre les doigts, les yeux rivés sur la tache claire du hublot semé d’étoiles.

Elle sentit qu’on lui ôtait la timbale de carton, qu’on écartait les pans de sa chemise pour dégager ses seins. À présent on l’allongeait sur un méchant tapis dont la trame lui meurtrissait les omoplates, on tirait le short et la culotte sur ses chevilles… Interdite, elle comprit que le corps qui prenait place entre ses cuisses était celui de l’adolescent aux cheveux bouclés et huileux ; elle voulut protester mais une bouche impérieuse se colla à la sienne, la bâillonnant. Elle était trop décontenancée, trop épuisée pour se rebeller. D’abord elle eut mal lorsqu’il la pénétra d’un profond coup de reins, puis sa chair retrouva les automatismes de l’amour. Santäl la besognait avec une férocité gourmande qui le couvrait de transpiration. Elle se laissait faire, rassurée par le contact de cette anatomie brûlante aux muscles de pierre, par cette peau qu’inondait une sueur odorante et fauve. Elle n’était plus en mesure de décider quoi que ce fût, seule comptait cette présence dans son ventre et entre ses bras. Elle s’abandonnait, coulait…

Puis soudain, alors qu’elle ressentait les prémices du plaisir, une vague d’angoisse la poignarda, une inquiétude qui fusa par tout son être. Une peur hideuse, noire, qui dilata ses pupilles et lui fit ouvrir la bouche sur un cri muet. Elle avait peur… PEUR. Une impression atroce de menace et de mort la ravageait sans qu’elle en connût la cause. C’était comme si un horrible danger venait de fondre sur elle, comme si les dix prochaines secondes allaient être les dernières de son existence. Glacée, hérissée de terreur, elle repoussa l’adolescent et bondit vers la porte. Bégayant, folle d’épouvante, elle dégringola la passerelle d’accès et se mit à courir dans la nuit. Elle ne savait pas où elle allait, elle courait le long du parapet, nue, s’arrachant les pieds aux boulons rouillés, toute l’horreur du monde sur les talons… Son cerveau court-circuité lui criait d’enjamber le garde-fou, de sauter dans le vide pour échapper aux forces noires qui l’encerclaient chaque seconde un peu plus. Au moment où elle posait le genou sur la barre d’appui, un cri étouffé frappa ses oreilles : « Mademoiselle ! ». Elle en conçut une frayeur plus grande encore et lutta pour se hisser sur la rambarde d’acier. La main de Mikofsky se referma sur son poignet alors qu’elle allait plonger dans le vide. Il la tira en arrière, l’immobilisa en lui retournant le bras dans le dos. Le vent de la nuit avait séché la sueur qui poissait son corps, maintenant elle avait froid. Hébétée, elle réalisa brusquement qu’elle n’avait plus peur… Plus peur du tout. Aussi soudainement qu’elle s’était abattue sur elle, la crise d’angoisse incoercible venait de s’évanouir. Le savant l’enveloppa dans une couverture chauffante à accumulateurs et la força à s’asseoir sur un fût cabossé. Elle claquait des dents.

— Qu’est-ce… Qu’est-ce qui m’est arrivé ? balbutia-t-elle le regard fou.

Mathias entreprit de la frictionner à travers l’étoffe rugueuse que les filaments de chauffage alourdissaient à la manière d’une cotte de mailles.

— C’est un gosse, plaidait le scientifique, il ne faut pas lui en vouloir. Il n’a pas vraiment conscience de son pouvoir, s’il avait été élevé dans sa tribu ce serait différent sûrement, mais là, n’est-ce pas ?

— Je n’en veux à personne, sanglota nerveusement la jeune femme, je désire comprendre. C’EST TOUT !

Mathias s’éloigna d’un pas. Le blouson d’aviateur hâtivement enfilé sur ses caleçons longs lui donnait une allure grotesque.

— Lorsque vous effectuez un travail musculaire, commença-t-il en mâchouillant sa moustache, lorsque vous portez une valise, un sac pesant, immanquablement – au bout de quelques minutes – une crampe s’installe dans votre bras. Une douleur qui vous force à poser votre fardeau avant qu’il n’échappe à vos doigts. Cela provient du fait que vos muscles contractés rétrécissent le volume des vaisseaux irriguant les fibres. Le sang s’y fait rare, donc l’oxygène. Vos biceps étouffent dans leurs déchets aussi sûrement qu’une chaudière dont on aurait bouché la cheminée. Vous saisissez ?

— NON.

— Mais si ! Ces déchets nés de la carence en oxygène sont composés d’acide lactique. Les Wyhdiens, eux, évacuent cet acide au fur et à mesure de sa constitution par le moyen de leur sueur. Ce qui explique leur extrême résistance à la fatigue. Pas d’acide : pas de crampe !

— Je ne vois toujours pas.

— Si vous vous frottez à la peau d’un Wyhdien, et que les surfaces en contact sont assez importantes, l’acide lactique passe dans votre sang comme un baume… Or chez les humains le lactate est à l’origine de fabuleuses crises d’angoisse… Voilà ce qui vous est arrivé : la fatigue musculaire de Santäl est passée dans vos veines où elle s’est changée en peur. Les Wyhdiens – qui abhorrent les armes – ont coutume d’affronter leurs adversaires à mains nues. Ils ne redoutent aucun défi, se jettent sans crainte à la gorge de guerriers mesurant deux fois leur taille car ils savent que la transpiration née de l’énergie dépensée va imprégner le corps de leur ennemi et lui communiquer par là même une frayeur incontrôlable qui ne manquera pas de le paralyser… ou de le mettre en fuite. Astucieux, non ?

Lise hocha la tête. Avec une certaine amertume elle constata que le petit chat noir hantait toujours sa peau. La terreur avait probablement inhibé le processus de transfert. À moins que le tatouage refusât de se déplacer sur l’épiderme d’un mutant, et que l’échange ne fût possible qu’entre homo sapiens ? Pourquoi pas ?

— Ce dessin qui bouge tout le temps, interrogea Mikofsky en posant le doigt sur le genou de la jeune femme, qu’est-ce que c’est ?

Lise sourit tristement et entreprit de raconter son histoire le plus brièvement possible. Mathias l’écouta sans l’interrompre, se contentant de mordiller les pointes de sa moustache. Quand elle eut fini, il resta un long moment silencieux. Lise songea qu’ils devaient tous deux offrir un tableau des plus ridicules : lui avec son caleçon défraîchi et son blouson d’aviateur, elle – toujours nue – emmaillotée dans sa couverture chauffante.

— Les migrations, murmura sourdement le professeur, j’ai travaillé dessus près de cinq ans… Je suis à peu près sûr qu’il s’agit d’un virus… Un virus migratoire né des fermentations du marécage. Un microbe qui s’attaque aux centres de contrôles thyroïdiens. Vous savez que tous les animaux migrateurs présentent des symptômes d’hyperthyroïdisme ? Ici, au-dessus de la plaine de boue, les bêtes en sont les premières atteintes : les poissons d’abord, puis les oiseaux qui mangent les poissons, puis les hommes qui se nourrissent de la chair crue des deux espèces précédentes. Enfin les enfants dénicheurs de couvées, et qu’un albatros a blessés un jour, par le passé… Le danger est partout. N’absorbez aucune viande qui n’ait été au préalable saignée, puis bouillie… En cas de coups de bec, désinfectez soigneusement la plaie, brûlez-la au besoin, sinon…

— Sinon ?

— La fièvre migratoire vous tombera dessus ! Vos Patchworks ont dû la contracter, un jour ou l’autre il a suffi d’un oiseau abattu à la fronde, et consommé sans précaution. Le reste est histoire d’épidémie : baisers, rapports sexuels… Le virus voyage, gagne toute la tribu… et vous voilà, à leur poursuite.

Lise se mordait la lèvre inférieure. Mikofsky énonçait-il une vérité scientifique, ou sa théorie relevait-elle du délire solitaire ? Il dut surprendre un éclair d’incrédulité dans les pupilles de la jeune femme, car il martela :

— C’est le marais ! Je vous l’affirme ! Les maladies de la vase ! Je les connais, elles sont légion. Le virus migratoire existe, il n’y a pas d’autre explication aux vagues de mouettes et de poissons qui déferlent sur les ponts en toute saison !

— En avez-vous avisé les autorités universitaires ? Le ministère de la Recherche ?

Mikofsky eut un rire de mépris.

— Le ministère de la Recherche ? Et quoi encore ? Pour que l’armée mette aussitôt la main sur le bacille, en fasse une arme bactériologique permettant de déplacer les populations à son gré, de créer à la commande des épidémies de lemmings ? Vous imaginez cela ! Des millions d’hommes et de femmes rendus fous par une migration synthétisée en laboratoire, et courant droit devant eux, sans but, sans autre désir qu’avancer en ligne droite… pour finalement s’abîmer dans la mer ?

Il fit une pause, souffla un nuage de buée, avant de reprendre :

— Dans le cas du Patchwork-people, la maladie migratoire a ravivé leurs vieilles croyances, tous les vieux mythes dont ils se sont longtemps nourris. Voyez-vous, ils ont été créés en laboratoire par des savants biologistes et généticiens, une fausse manœuvre a détruit le centre de recherche, tué la plupart des scientifiques, et frappé de cécité les quelques survivants en blouse blanche… Pour les mutants, ces dieux aveuglés par la foudre ont cherché refuge dans le ciel, mais ils reviendront un jour pour que triomphe la cause de leurs créatures injustement persécutées. En ce moment, ces dieux aveugles errent à travers l’immensité du cosmos, incapables de retrouver leur chemin au milieu du labyrinthe des constellations. Géants infirmes, ils avancent à tâtons, se cognant aux planètes, se roussissant les cheveux à la flamme des soleils. De leurs doigts énormes, ils tâtent la surface des mondes, cherchant à identifier la terre où souffrent leurs enfants. Le Patchwork-people s’est donné pour tâche de marquer cette planète à la manière d’un gigantesque livre Braille ! Au moyen de leurs sécrétions acides, ils veulent inscrire des jalons sur le relief, les plaines, les montagnes. Creuser des idéogrammes géants dans la pierre la plus dure, ceci afin que les dieux colossaux aux orbites évidées puissent les localiser au premier toucher, et venir enfin restaurer la justice…

Un silence pesant suivit les paroles du quinquagénaire moustachu, puis Lise éternua, les ramenant tous deux à la réalité. Mathias s’ébroua.

— Venez, murmura-t-il d’un ton las, il faut rentrer.

Ils firent quelques pas sans dire un mot, puis le savant reprit d’une voix presque inaudible :

— Sans la pulsion du virus migratoire, il est probable que jamais la tribu ne se serait lancée dans une telle croisade, mais la maladie a avivé la fièvre religieuse, et les voilà jetés dans une course sans fin. Ils vont filer, droit devant, marquant la terre et les monts de leur empreinte, comme des bouviers marquent un veau…

— Ce virus, coupa Lise, il n’existe aucun antidote ?

Mikofsky fit la moue.

— Un homme-médecine du neuvième pont a isolé une substance. Un autre poison en réalité, mais dont les effets sont à l’opposé de ceux du premier. Il a réussi à prouver que l’instinct de territorialité manifesté par certains animaux relevait d’un facteur pathogène. Je m’explique : si certains félins défendent leur territoire avec une agressivité terrifiante, c’est parce qu’une hormone aberrante excite leur cerveau. L’obsession du territoire, c’est le contraire de la volonté migratoire. L’immobilité contre le mouvant. L’homme-médecine en question prétend avoir synthétisé une solution injectable dérivée de cette hormone. Une sorte de « fixatif », de frein, qui inhiberait la fièvre du nomadisme. En répondant à un mal par un autre mal, on retrouverait l’équilibre premier… J’avoue que ça me parait tiré par les cheveux, mais peut-on savoir ?

— Comment s’appelle cette tribu ?

— Les Morhads, mais n’y croyez pas trop !

Ils étaient arrivés au pied de l’épave. Déjà le ciel pâlissait ; dans quelques heures ce serait l’aube.

— Maintenant il faut essayer de dormir, conclut Mikofsky en poussant la jeune femme vers le marchepied.